Entretien avec Romain Gneouchev
Directeur artistique de la compagnie strasbourgeoise Fugue 31, Romain Gneouchev est artiste complice de La Filature, Scène nationale de Mulhouse à partir de la saison 25/26. Il a créé sa compagnie à sa sortie de l’école du Théâtre National de Strasbourg en 2019. À la fois auteur et metteur en scène, il travaille au gré des rencontres et propose des spectacles minimalistes, doux et puissants, permettant à chacun·e de porter un regard nouveau sur des sujets souvent méconnus.
Être artiste associé à un lieu est une première dans l’histoire de ta jeune compagnie, comment envisages-tu cette période ?
Le contexte actuel étant difficile pour les compagnies, qu’elles soient jeunes ou non, être artiste complice de La Filature, Scène nationale est une chance énorme. C’est sécurisant, porteur. C’est… une maison, et surtout une équipe avec laquelle rêver, discuter, construire. Cela fait trois saisons que je suis présent à La Filature, j’aime donc penser que cette complicité est une continuité, une suite logique et enthousiaste, la confirmation du désir de cheminer ensemble.
Quel est ton premier objectif ?
Prendre du temps. C’est pour moi tout l’intérêt d’être complice d’un Théâtre. Du temps pour aller à la rencontre des publics, du territoire ; du temps pour découvrir la vie de La Filature et de la Ville de Mulhouse. Être complice, c’est sortir de la logique de passage à laquelle nous sommes souvent contraint·es en tant qu’artistes. Avec Benoît André, le directeur, nous partageons deux obsessions joyeuses : faire de La Filature un lieu de fête et faire en sorte que les jeunes se sentent ici chez eux·elles. J’ai vingt-huit ans, c’est jeune, et j’espère pouvoir mettre mon énergie au service de la vitalité de cette maison, être une sorte d’ambassadeur de la jeunesse !
Comment est né ce dialogue avec Benoît André ?
Nos premiers échanges ont eu lieu lorsque j’étais interprète pour Olivier Letellier, dans L’Homme de fer, spectacle re-créé en 2022 dans le cadre de La Filature Nomade. Ensuite, j’ai invité Benoît à découvrir Chute(s), un dernier souvenir sonore, un spectacle sensible avec un dispositif sonore très particulier. Il m’a confié l’avoir vécu comme un coup de cœur et l’a programmé à La Filature en novembre 2023. L’affinité artistique et la complicité qui nous unissent se sont confirmées au fil de nos échanges, puis quand Benoît m’a proposé de coproduire et d’accueillir notre dernière création Une chose vraie, en novembre 2024. Création que nous emmènerons au Festival d’Avignon cet été, que nous reprendrons à La Filature en février 2026, avant de jouer au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis lors du festival Premiers Printemps, en mai 2026.
Peux-tu parler de la genèse du projet Une chose vraie ?
En 2023, j’ai proposé à la comédienne Ysanis Padonou de travailler sur une idée de dispositif : une jeune comédienne atteinte d’un Alzheimer précoce porte une oreillette car, sa mémoire étant atteinte, c’est le seul moyen qu’elle a trouvé pour continuer à pratiquer son métier. Je ne m’en doutais pas quand je lui en ai parlé, mais cette proposition l’a bouleversée car elle est venue toucher à quelque chose d’extrêmement intime chez elle. Ce spectacle est né d’une percussion à la fois brutale et magnifique entre réel et fiction.
Comment travailles-tu ?
Je suis jeune donc je cherche encore, mais ce qui est sûr, c’est qu’Une chose vraie restera un spectacle fondateur dans mon parcours. J’ai la sensation d’avoir trouvé ma voix, une approche que j’entends poursuivre dans les années à venir. Plus concrètement, j’essaie de développer une sorte de méthodologie, ou plutôt de boîte à outils, pour écrire à partir d’interviews réelles et d’improvisations fictionnelles que j’enregistre. Ensuite, je passe des heures à écouter et réécouter ces voix et j’écris à partir d’elles. J’essaye de capter, au-delà du sens, ce qui vibre chez les interprètes car j’ai beau aimer le réel et défendre une approche documentaire, je suis surtout un grand amoureux des acteur·rices.
Il s’agit donc d’une rencontre avant tout ?
Complètement. C’est en ça qu'Une chose vraie est représentatif de mon approche. C’est une histoire de rencontres. Rencontre entre une actrice et un sujet, rencontre entre le réel et la fiction. Tout cela m’a dépassé : je me suis fait prendre dans une tempête que j’essaie d’organiser au fil des répétitions.
Et comment procèdes-tu pour « organiser cette tempête » ?
J’essaie de raconter le plus simplement comment elle est née, cette tempête, et comment elle nous a touché·es. J’ai toujours adoré les dramaturgies qui s’appuient sur le récit de la construction du spectacle comme chez Jérôme Bel, Lorraine de Sagazan ou Tiago Rodrigues. Montrer les coutures, les coulisses de l’œuvre en construction est une manière de ne pas me positionner en surplomb des spectateur·rices.
La question de la réception est donc importante pour toi ?
Évidemment ! Bien que je défende une approche expérimentale et parfois conceptuelle de la dramaturgie, j’essaie de produire un théâtre qui puisse émouvoir n’importe qui. Laisser une part importante à l’expérimentation est capital, c’est d’ailleurs, selon moi, la fonction première de la culture publique, mais il faut faire attention à ne pas s’enfoncer dans des formes trop opaques. Cela dit, il ne s’agit pas non plus d’être dans « la forme qui plaît », dans le « déjà connu ». C’est une ligne de crête, un subtil équilibre entre l’expérimental et l’universel. Les spectacles qui m’ont marqué sont ceux qui m’ont permis de voir des situations différemment, de vivre des émotions jamais ressenties, des émotions que seul le théâtre permet. J’espère que les gens se confrontent à l’art pour être bouleversés.
Propos recueillis par Julie Friedrichs en mai 2025