Cadences (texte de Carole Blumenfeld)
"Plasticien, vidéaste, photographe, Antoine Wagner travaille depuis plusieurs années sur les relations entre l’image et la musique. Son travail est présenté en ce moment au Museum für Völkerkunde Hamburg (Exile. Photography by Antoine Wagner) et certaines œuvres sont exposées à Collection Lambert en Avignon (Patrice Chéreau. Un musée imaginaire).
À La Filature de Mulhouse, il montre un travail inédit intitulé Kundry. Cette mise en scène, sans musique, sans chant et sans scénographie, de Parsifal de Richard Wagner est avant tout une interprétation personnelle de l’artiste. Le dernier opéra du compositeur, ce « festival scénique sacré », est pour certains son plus grand chef-d’œuvre. Cette histoire inspirée en partie du Conte du Graal de Chrétien de Troyes et de l’épopée médiévale, Parzival, de Wolfram von Eschenbach, raconte le voyage du jeune Parsifal, être pur, accompagnée de Kundry, mi-femme, mi-sorcière, pour retrouver la lance grâce à laquelle il va pouvoir sauver le roi mourant Amfortas.
Antoine Wagner est reparti du Journal de Cosima Wagner qui décrit précisément toutes les étapes du cheminement de Wagner lorsqu’il composa son opéra. Il l’avait déjà fait pour le projet Wagner in der Schweiz dont sont issues les images exposées dans la longue galerie de La Filature. En 2011, il avait arpenté pendant un an tous les lieux visités par Wagner durant ses dix années d’exil en Suisse au cours desquelles il composa le Ring. Ici, il a travaillé sur la côte amalfitaine et en Sicile où Wagner s’était alors installé. Toutefois, Antoine Wagner ne cite pas des lieux précis. Il aborde images après images, de façon presque empirique, les liens entre la partition et les quatre éléments et il construit sa recherche autour d’une dichotomie entre le féminin et le masculin Antoine Wagner en revient à l’essentiel, une mythologie universelle qui trouve son essence dans la nature, comme si celle-ci dépassait de toute façon tout le jeu des hommes.
Une lecture symbolique de Parsifal
Antoine Wagner extrait la faute, la mort du cygne, qu’il place avant le début de l’acte I. Le drame prend ainsi la place du prélude. Dès lors, aucun être vivant n’apparaît et seuls la terre, le feu, l’air et l’eau racontent les trois actes à travers quatre tableaux chacun.
Le premier acte est volontairement déconstruit. Après ce prélude tragique, le risque imminent de la fin des temps où la Terre et le ciel ne feraient plus qu’un, guette. La première image, d’apparence suave, est inquiétante. Cette agonie du roi Amfortas interroge notre rapport à la lumière qui s’épuise et installe un trouble. À l’inverse, l’érotisme du diptyque incarne tout le mystère de la femme. Kundry était tenue à l’écart jusqu’alors mais désormais, bien avant l’acte II, elle porte en elle, la solution. C’est elle qui propose d’envoyer Parsifal reconquérir la lance qui a tué l’animal sacré. L’expiation de Kundry et les craintes à l’égard de ce personnage mi-femme, mi-sorcière, sont presque oubliées, tant elle devient essentielle. En prenant le parti d’associer Kundry à une mer scintillante, Antoine Wagner l’associe à l’eau qui lave toutes les fautes. Il place la réunion des chevaliers du Graal seulement dans un troisième temps avec cette forêt dense d’arbres bien droits, où seul Parsifal, être naïf et isolé, est baigné de lumière au premier plan. Ce n’est qu’en quittant ce monde, et en prenant la mer, donc en étant accompagné de Kundry, qu’il pourra sauver ce royaume en danger.
Le deuxième acte est également bouleversé. Le jardin verdoyant et fleuri de Klingsor, la tentation, est traité dès le premier tableau, alors même que le long périple de Kundry et Parsifal pour y parvenir, évoqué dans le diptyque, n’arrive qu’ensuite. Antoine Wagner n’aborde pas la confrontation entre Parsifal et Klingsor, celui-ci étant tout de suite désarmé. La lance, symbolisée par la grotte où le Rhin prend sa source dans le Massif du Gothard, baigne dans l’eau : seule Kundry a rendu possible ce moment fondateur. Les deux héros reprennent alors leur route. Le quatrième tableau, très proche du deuxième, évoque une nouvelle fois les entrailles d’un monde presque lunaire, mais aussi paradoxalement son infertilité. Les deux images du royaume de Klingsor, terre de feu de l’Etna, encadrent le jardin de toutes les tentations auxquelles ils ont résisté et la lance conquise grâce à leur sagesse.
Le troisième acte, lieu de toutes les contradictions, s’ouvre, à l’inverse du livret, sur un royaume de Klingsor laissé sans vie. Le jardin magique ou les courbes érotiques de l’acte précédent sont oubliés au profit d’un paysage désertique, désolé et brûlé où seul un morceau de roche rappelle ce qu’il était avant le départ de Parsifal. Cette ligne horizontale s’oppose justement dans le deuxième tableau à la lance qui se dresse. Le diptyque rend compte de la méfiance des chevaliers du Graal face au retour de Parsifal avec l’objet magique. Dans le tableau suivant, il sauve enfin Amfortas et avec lui, son royaume. L’image azur est un rappel au premier tableau de l’acte I. La colombe qui apparaît dans le livret est absente ici mais ce ciel y fait finalement subtilement référence. Le tableau final est encore une fois un détournement du livret. En plantant la lance chez Amfortas, Parsifal lui a offert le même jardin enchanteur dont se prévalait Klingsor. Ce clin d’œil au premier tableau de l’acte précédent pourrait se lire comme la rédemption ou la réparation, mais il porte en lui aussi un avertissement, puisque le roi à nouveau tout puissant pourrait suivre le même destin tragique que Klingsor. L’équilibre est fragile.
L’interprétation de l’artiste, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici, place la femme au cœur du mythe, dont elle devient l’héroïne, au point de rebaptiser le projet Kundry. L’érotisme féminin est omniprésent. Nombre de tableaux de Kundry sont des projections anthropomorphiques où Antoine Wagner va chercher dans le paysage une vision mythique de la femme."