PORTRAIT LÉOPOLDINE HH



La Filature aujourd’hui


Je n’avais jamais joué à La Filature avant 2021. C’est mon histoire avec l’Alsace : j’ai dû prendre des détours, faire mes preuves ailleurs pour y trouver ma place. 

En 2021, je joue Simone Valentin, dans Nosztalgia Express de Marc Lainé. L’un des plus beaux rôles qu’on m’ait écrit « sur mesure ». Quelques mois après, je joue Ladilom avec Tünde Deak à Avignon dans « le jardin de la vierge » des Vive le sujet ! du Festival et de la SACD. Marc Lainé me présente à Benoît André. Nous parlons musique, Ravel au soleil, et… nous faisons des plans sur la comète. Il me demande quelle création je rêverais de faire. Je lui parle de La Folie Élisa, un roman de Gwenaëlle Aubry qui m’obsède. Que je me prends à rêver sur scène pour la première fois en ce jour de canicule avignonnaise. Nous nous entendons bien, nous sommes des optimistes, des passionné·es et nos sensibilités s’accordent, comme on dit. 

Dès la rentrée, Benoît André m’invite régulièrement à La Filature. Je rencontre le public mulhousien, je tisse des liens avec les spectateur·rices et avec l’équipe de La Filature. Je chante avec l’Orchestre National de Barbès qui m’accompagne sur mes compositions, je gonfle mon bretzel géant avec Sophia Aram et Lilia Benchabane dans les loges avant de le faire passer comme un grigri dans la salle géante de La Filature ; puis quelques mois plus tard je joue aux côtés de Rodolphe Burger et ses acolytes ; puis encore en itinérance avec Ladilom ; et enfin, récemment, dans la salle modulable avec Tout le monde est là de Simon Delattre. Sacré cheminement. Mon projet de création reste en suspens… Puis une amie chère, Calypso Baquey, me pousse à déposer un dossier au théâtre de l’Aquarium à Paris, haut lieu du théâtre musical. Et me voici, impatiente de partager La Folie Élisa, à l’ancrer à La Filature puis à le jouer partout…


La Filature enfant


C’est ici que je découvre mes premiers spectacles fondateurs, de ceux qui vous clouent sur place et ne vous quittent plus, que vous pouvez revisiter en rêve et qui vous rappellent pourquoi vous faites ce métier, pour tenter de transmettre cette indicible sensation à votre tour. Kontakthof de Pina Bausch et Die schöne Müllerin par Christoph Marthaler.

J’aime cette grande maison qui abrite un théâtre, un orchestre, une galerie d’exposition, où de jeunes gens apprennent à faire du théâtre et où l’on danse le tango. Quelle chance pour les Mulhousien·nes d’avoir un tel lieu et une telle programmation. Je me sens comme une maison à son image. On me dit que je suis touche-à-tout. Et je dirais non, comme Cocteau : « Non, tout me touche » ; et comme Serge Rezvani : « Je suis pluri-indisciplinaire ». Je suis une maison biscornue avec beaucoup de fenêtres ouvertes.

Pour ce portrait, je joue trois spectacles. 8 soirs par semaine, un spectacle « champagne » tout en délicatesse et en drôlerie avec mes camarades Vincent Dedienne et Camille Chamoux. Woyzeck ou la vocation de Tünde Deak pour qui je compose la musique. La Folie Élisa de Gwenaëlle Aubry : une installation sonore théâtrale, un solo hanté.


Quelques mots sur La Folie Élisa


Dans la continuité de mon travail de musicienne, je travaille à partir de la littérature. Gwenaëlle Aubry était déjà présente sur mon premier album Blumen im Topf avec un texte issu de son roman Personne. Dans ce premier album, j’ai mis en dialogue mon univers musical avec une dizaine d’auteur·rices. Mon deuxième opus fut uniquement fondé sur les textes et chansons de Gildas Milin. Et ce troisième « chantier » s’appuie sur un unique roman. J’utilise ce mot car il chante et il construit.

Au moment où je vous parle, le spectacle est dans ma tête. Alors je peux me permettre toutes les projections. À vous de venir voir si ce que je vous raconte là se retrouvera dans le spectacle. 

C’est une femme/maison. Qui joue du piano. C’est un piano plein de bricoles, de bouts de boîtes, de pinces à linge, de patafix et de bandes magnétiques nouées aux cordes. C’est une maison/piano/femme qui sent que ça craque. La porte est mal fermée, elles vont entrer, elles arrivent. Emy Manifold, Sarah Zygalski, Irini Santoni, Ariane Sile. Elles entrent « comme dans un moulin » et trouvent refuge chacune dans une chambre. Elles se confient à nous. Elles nous racontentcomment elles ont arrêté de chanter/danser/sculpter/jouer. Alors que le monde fonce dans un mur, elles racontent leurs pertes, leur sidération, comment leurs murs se sont fissurés et comment elles se sont sauvées. Dans les deux sens du terme. Elles disent aussi leur soif de vie, leurs grands amours et leurs élans salvateurs.

Ces mots de Gwenaëlle Aubry sont très précis : « Elles ne se connaissent pas, mais elles ont en commun de ne plus jouer, de ne plus vouloir, ne plus pouvoir jouer. Les réunit aussi une incapacité à dire « je suis » : le refus de faire bloc avec soi, une extrême porosité au monde, aux autres, aux hommes, une forme de dérèglement du rapport intérieur/extérieur ».

Il y a donc ces quatre femmes dans quatre chambres claires. Et… une chambre obscure qui ponctue le roman. C’est une camera oscura qui passera sur scène trois fois, qui s’ouvre, et aboie. Elle est mouvante, on ne peut pas la saisir. On y entend des bruits, des cris, des chiens, des extraits de discours qui témoignent de la violence du monde.


Par Léopoldine HH à Pantin le 24 avril 2025